Le modèle français ne profite qu'aux riches

Timothy B. Smith, 38 ans, canadien, est né à Montréal.Après un DEA d'histoire à l'université d'Ontario, il obtient un doctorat à l'université Columbia de NewYork.I1 donne des cours de politique publique et d'histoire de la mondialisation à la Queen's University de Kingston. Timothy B. Smith est spécialiste des Etats-providence en Amérique du Nord et en Europe.

Le Point Dans votre livre, vous présentez la France comme un « Etatprovidence corporatiste». Qui tient le haut du pavé dans ce système?

Timothy B. Smith: Tout en haut de la pyramide, les « aristos de la solidarité» sont les hauts fonctionnaires, suivis par les fonctionnaires classiques et les employés des entreprises publiques (RATP, SNCF, Banque de France...). Toutes ces catégories bénéficient de régimes spéciaux hérités du passé qui n'ont plus aucune justification aujourd'hui. Il faut toutefois préciser que cet état de fait n'est pas une exception hexagonale: il existe ainsi en Allemagne 1200 caisses-maladie autonomes ; quant aux fonctionnaires autrichiens, ils ont des avantages encore bien supérieurs à ceux des agents de l'Etat français.

En quoi l'Etat-providence français est-il injuste?

Au lieu de bénéficier aux vrais démunis – chômeurs, bas salaires, pauvres, jeunes, immigrés –, qui sont tenus hors du système, le modèle de redistribution à la française profite essentiellement aux riches et aux classes moyennes déjà très protégés. L'exemple du quotient familial est à cet égard révélateur : unique au monde, il permet à ceux qui gagnent le plus de réaliser les plus grosses économies d'impôts.

Quelle est la rhétorique utilisée par les tenants du système pour éviter que les choses ne changent?

Les castes privilégiées ont des défenseurs solides. Il y a longtemps que le PS a délaissé les ouvriers pour devenir le parti des fonctionnaires. Avec la LCR le PC et Attac, il agite l'épouvantail de la mondialisation pour sauvegarder dés intérêts particuliers. En présentant le développement des échanges comme la source de tous les maux du pays et le modèle social français connue le dernier bastion de résistance ail libéralisme anglo-saxon. La gauche française a réussi à persuader ses concitoyens que les problèmes actuels de la France viennent de l'extérieur et que toute réforme serait une capilulation. D'où votre immobilisme, spécialement pour tout ce qui concerne la fonction publique.

En quoi cette argumentation est-elle selon vous fallacieuse?

Le discours apocalyptique qui présente la mondialisation comme une menace et non comme une opportunité ne reflète pas la réalité. On petit montrer aux Français des usines du Pas-de-Calais ou de Lorraine qui ferment à la suite de délocalisatlons. Mals dans ce cas, il faut aussi leur parler des milliers de gens qui perdent leur emploi à cause des mutations technologiques. Chaque année, ces dernières font dix fois plus de victimes que les délocalisations, et pourtant personne ne dit à bas le progrès technologique. Par ailleurs. on oublie souvent de rappeler que la Fiance est après les Etats-Unis le pays qui bénéficie le plus de la mondialisation. A l'université de Columbia (New York) où il m'arrive de travailler, la cafétéria est gérée par Sodexho Alliance.

Tirée par ses multinationales et par la globalisation, la France finira-telle par être obligée de se réformer?

Pas sûr. Avec l'Europe et la zone euro, la France est protégée. Même si son déficit extérieur se creuse ou si ses exportations chutent, elle risque pas d'être déclarée en faillite ou de voir sa monnaie se dévaluer brutalement, l'obligeant à changer de cap comme elle a pu le faire en 1983. Aussi étrange que cela puisse paraître, l'Union européenne, souvent présentée en France comme un suppôt du lihéralisrne, est en même temps une formidable assurance antiréforme.

A un gouvernement qui malgré tout déciderait de faire évoluer le modèle social français, que conseilleriez-vous? D'avoir dés le début de grandes ambitions, ou au contraire de privilégier une politique des petits pas?

En novembre, au moment des émeutes en banlieue, j'ai pensé que le temps des grandes réformes était arrivé. Au lieu de cela. le gouvernement de Villepin a opté pour des mesures ciblées (CPE, CNE)... C'est une erreur. En faisant peser lés efforts sur les épaules de ceux qui sont déjà les plus précaires, on ne fait que renforcer l'injustice du système, et on apporte de l'eau au moulin de ceux qui ne veulent pas de la réforme. Pour moi, si l'on veut réellement sortir la France du marasme, il faut demander à tout le monde, y compris aux fonctionnaires, de se serrer la ceinture.

Les Français ne semblent pas prets à entendre ces vérités.Comment les aider à vaincre leurs appréhensions?

Je suggérerais d'oublier pour quelque temps les modèles américains, anglais ou néo-zélandais, trop éloignés du cas français et trop souvent caricaturés, pour chercher des sources d'inspiration du côté de vos voisins. Un rapport d'Alain Minc montrait il y a presque dix ans que l'Allemagne fonctionnait avec presque 500 000 fonctionnaires de moins que la France. Cela vaut le coup des intéresser à leurs recettes. De même, on trouve en Suede des exemples de privatisations très réussies, ce qui permettrait de contre balancer l'idée reçue en France selon laquelle un service public ne peut être rendu de manière efficace par une entreprise privée. La ligne de métro qui relie l'aéroport à la ville de Stockhohn prouve le contraire. La Suede n'a pas hésité à faire éclater sa fonction publique pour la rendre plus efficace.

Dans la partie programme de votre livre, vous proposez la suppression de l'Ena. Pourquoi une telle mesure?

Cette école est comme un monastère qui vivrait coupé du monde mals continuerait à penser qu'il détient la vérité. En enseignant inlassablement aux éleves que l'Etat a toujours raison, qu'il peut résoudre tous les problèmes, l'Ena fait obstacle aux réformes. Les énarques croient détenir la vérité. Au Canada et dans d'autres pays comme la Suède, l'accès à la haute fonction publique et à la politique est plus ouvert, ce qui a permis de renouveler les élites et de faire évoluer les mentalités. En tant qu'étranger, je suis frappé par le fait que la France cinquième puissance économique du monde, est incapable d'assumer son identité capitaliste. Le système éducatif doit y être pour quelque chose.

Vous pensez donc qu'Etat-providence et capitalisme peuvent faire bon ménage?

Au Canada, nous sommes aussi fiers de nos entreprises que de notre Etat providence ou de notre système de santé. Si l'on n'a rien à partager, redistribuer ne sert pas à grand-chose. C'est peut-être un raisonnement naïf, mais, d'après moi, pour être un bon socialiste, il faut commencer par être un bon capitaliste.